Dans l'ombre ou sous la lumière

Il y a près d'un mois, les éditions Les Echappées m'ont fait parvenir le livre de Charb, "Lettre aux escrocs de l'islamophobie qui font le jeu des racistes". Charb, j'ai croisé ses personnages dans "L'Huma", j'ai admiré ses traits de crayons et d'esprit pendant des années dans "Charlie Hebdo", ses bonhommes au gros nez, français moyen qu'on a envie de détester, de plaindre, d'aider, d'aimer. Comme Maurice (et Patapon), parfois, je trouvais tout en souriant qu'il poussait le bouchon un peu loin, mais à sa décharge ça me faisait hurler de rire et réfléchir. C'était bien là le principal.

Cela fait quatre mois que des barbares l'ont effacé lui et ses amis un jour de janvier. Depuis c'est comme s'il manquait un temps à ma vie, le temps de l'insouciance sûrement. Je devais écrire un article sur son livre posthume. J'ai préféré lui adresser une lettre.

   Mon Charb,

Tu permets que j'use de cette formule possessive très personnelle? Non pas que je te considère comme un objet de consommation massive dont je serais la propriétaire. Non, il n'y a que de la tendresse dans mes mots. C'est une façon de te garder encore un peu près de nous... Ces derniers temps, tout le monde parle de toi, pour toi. Pas de bol, tu es devenu un symbole. Alors, il était temps que tu reprennes la parole (allitérations en « ol »). A Pontoise, depuis ta boîte, tu as donc envoyé une lettre.

Mon Charb, chapeau bas! Tel le (Luce) lapin du prestidigitateur, tu réapparais au bon moment. C'est fort. C'est nécessaire. Ta « Lettre aux escrocs de l'islamophobie qui font le jeu des racistes » (entre nous, t'aurais pu trouver plus court comme titre) devrait figurer au programme des collèges et lycées. Dedans, je résume en vrac, tu t'inquiètes que la lutte antiraciste perde du terrain face à la lutte pour la défense et la promotion d'une religion. Que le sens premier du mot « islamophobie » (la peur de l'islam) soit galvaudé (peur des musulmans), victime de manipulation sémantique. Que le Touche pas à mon pote de SOS Racisme se transforme en Touche pas à mon prophète, mon dieu, mon rabbin, mon bouddha, mon curé et j'en passe. Tu t'inquiètes à juste titre. En ce moment, il est impossible de blasphémer en paix dans ce pays.

Mon Charb, ce qui va en énerver certains, c'est que dans ce livre posthume, comme on dit, tu as réponse à tout. A toutes les mises en causes, toutes les questions, même les plus cons, qui elles aussi, comme le lapin précité, sont réapparues après ce fameux 11 janvier. Ça avait un goût de déjà-vu. C'était limite caricatural. On a pris dix ans dans la gueule. Souviens-toi, dans le désordre, les caricatures danoises, l'huile et le feu, le manque de respect, l'irresponsabilité, la provocation gratuite et surtout l'islamophobie supposée de Charlie, l'antiraciste historique. Paradoxe, kamoulox! Charlie obsédé par Mahomet. Vraiment?  Alors que dire de son "amour" pour Jésus. Qu'il frise le harcèlement textuel? Tant qu'on y est, on devrait aussi mettre le journal en examen pour abus de biens fachos, alors.

Mon Charb, dans ta lettre, tu rappelles la responsabilité de la presse au sens large dans la propagation des préjugés. « Très souvent, dis-tu, ce que les grands médias présentent comme une information sur l'islam est en réalité une caricature ». On en rajoute, on agite le torchon radical et poilu. Le terroriste imberbe, lui, ne fait plus recette. Brejvik peut aller se rhabiller. Oui, ce qui est vendeur c'est « l'islam qui fait peur ». Le terroriste soit, mais bien barbu. Avec ça, tu buzzes en un éclair! Tu buzzes mais dans l'inconscient collectif cette caricature devient petit à petit « le seul islam visible aux yeux du grand public ». Et comme toujours c'est la majorité silencieuse et citoyenne qui pâtit des actes d'une minorité très bruyante.

Mon Charb, j'avais oublié tes déboires passés avec la Peste. Le rappeur, pas la maladie. Quoique dans son genre, c'est aussi un fléau. Tu expliques qu'il fut le premier à faire circuler un dessin parodique d'une affiche du FN représentant Christiane Taubira avec un corps de singe. Fort à propos, il avait effacé la mention « Rassemblement Bleu Raciste » et la petite flamme tricolore qui aidaient à la compréhension.  En 2013, il récidivait dans sa croisade anti-Charlie en expliquant sur Instagram :  « Même si vous étiez muets, je vous couperais la parole. Vous voulez savoir comment je ferais? Eh bien, je vous couperai les mains ». En avril, cette année, c'est son petit frère Booba (rien à voir avec le petit ourson de notre enfance) qui a repris la flamme. En pleine promo. T'inquiètes, Luz lui a réglé son compte à coup de crayons.

De façon plus personnelle, mon Charb, ça m'agace qu'à Charlie, vous soyez toujours obligés de vous justifier. Vous radotez comme les petits vieux. Et comme les petits vieux, face à vous, certains entendent mal. Monte le sonotone a-t-on envie de hurler! Parfois c'est plus grave, ils ne comprennent pas. L'impression de parler à un mur. Le mur du con. D'accord, celle-là elle était facile... Une autre? Bien heureusement, vous n'êtes pas du genre à battre en (maison de) retraite.

Sérieusement, mon Charb, c'est dur d'entendre les langues de vipères cautionner à demi-mots ou ouvertement ce qui s'est passé ce satané 7 janvier. Comme si un dessin et une kalach pesaient la même chose. N'importe quoi, tout le monde sait que c'est le dessin qui a le plus de poids.

Comme un fait exprès, mon Charb, dans mes cartons de déménagement, j'ai retrouvé un texte. Il date de 1994. Je l'avais écrit pour un concours sur la liberté de la presse. J'avais 17 ans. J'y parlais de la situation en Algérie. A l'époque, le FIS décimait les rédactions. Les intellectuels tombaient comme des mouches. Et personne ne marchait pour eux. Vingt ans plus tard, ce texte s'applique au pays de Voltaire mais cette fois 4 millions de paires de jambes de toutes les couleurs, de tous les milieux, ont battu le pavé pour exprimer leur refus de la peur. N'en déplaise aux intellectuels comptables et rabat-joie.

Pour finir, mon Charb, je crois que ce début d'année 2015 aurait plu à André Breton. C'est surréaliste. Complètement dada. Juges plutôt : on distribue des bisous aux flics. Charlie a sorti un numéro à 7 millions d'exemplaires. Les pigeons chient sur les présidents de la République. Les dictateurs du monde entier défilent pour soutenir la liberté de la presse. Charlie a 200 000 abonnés. Luz a rencontré et enlacé Madonna. Booba fait des dessins (!). Le maire de Béziers fiche les enfants selon leur religion. Les Le Pen se bourrent le pif pour savoir qui est le plus extrême. Ça, tu aurais adoré, mon Charb. J'imagine tes dessins. Putain, tes bonhommes nous manquent... Réécris-nous quand tu veux.

Le livre de Charb « Lettre aux escrocs de l'islamophobie qui font le jeu des racistes » est publié par Les Echappées et disponibles dans toutes les bonnes librairies (13,90€). N'hésitez-pas, achetez-le, sa lecture est nécessaire.

Adaptée